C'est à Liscorno, à l'ombre de sa belle chapelle, non loin du Leff dont les eaux prennent entre Milin Roc'h et Milin Prad un aspect féérique, que les deux soeurs passent une enfance sans doute assez insouciante.
Les revenus réguliers du père suffisent à la petite famille.
Elles font leur communion dans la chapelle qui est animée par un pardon deux fois par an.
Le petit se tiend fin août. Il attire moins de monde que le second qui est organisé peu de temps après, le troisième dimanche de septembre.
On y chante Gwerz Itron Varia Liskorno qui relate l'histoire de cette attachante chapelle, et en particulier l'incendie qui ravagea en 1705 cette ancienne propriété de la célèbre famille de Coatmen :
Gwerc'hez gloriuz Vari, mamm vat ha binniget
Digant ar spered santel evidomp goulennet
Nerzh ha gras da zisklerian ar c'homzo a ganvo
A lare un ene mat, noz tangwall Liskorno.
Petra drubuilh ma c'housked, pesort skeud a welan
Hag e-kreiz an hanternoz pesort trouz a glevan
Ha klemmo, hag hirvoudo, kri ha huanado
Ur vrud spontus a glevan, ru-tan eo an nenvo...[1]
Le bel édifice fait l'objet de beaucoup d'attentions de la part des fidèles, grâce sans doute à l'existence d'un trésorier efficace et convaincant. Vers 1850-60, c'est la maire de Lanvollon en personne, Joseph Le Guen que tous surnomment Tonton Job, qui assure cette digne fonction.
De temps à autres on va à la célèbre foire de St-Jacques en Tréméven. La foule admire le bétail ou les batteuses qui ont fait leur apparition. Les machines Bourel-Roncière et Duval en particulier, fabriquées à Lanvollon, ont un grand succès [2].
Sur le chemin du retour, on fredonne les chansons de la région :
Maria Masson a Bempoull Ouelo
He devoa kollet hec'h alc'hweio... [3].
Marie Augustine se souviendra toute sa vie de cette chanson aux paroles un peu légères, qu’elle fredonnera plus tard de temps à autres [4].
Une ou deux fois par semaine, on va laver son linge au Leff. On en profite en général pour patauger et prendre un bon bain.
La politique de la III° République va modifier en profondeur l'avenir de ces deux jeunes filles issues d'un mileu rural et bretonnant et faire d'elles, au moins en partie, des citadines francophones, ferventes apôtres de la République.
L'école obligatoire est en effet apparue. Les deux soeurs seront les premières, dans notre famille, à savoir correctement lire et écrire une langue. Mais elles le feront en français, langue restée jusqu'à présent complètement inconnue de nos ancêtres, à l'exception de leur père Louis qui, comme le Yann de Pierre Loti, « venait de finir ses cinq années de service de l'Etat (...); et c'est là, comme matelot canonnier de la flotte, qu'il avait appris à parler le français » [5].
On peut penser que le français ne fut que peu parlé à la maison, Marie Reine Vitel semblant d'ailleurs l'avoir fort mal assimilé et préférant de loin l'usage de sa langue maternelle.
C'est donc pour les jeunes filles une langue entièrement nouvelle qu'elles apprennent à l'école, à la fçon d'une langue étrangère.
Elles réussissent bien et obtiennent sans difficulté leur certificat d'études primaires.
L'école fournit à Marie Augustine l'occasion d'épanouir pleinement son sens de l'autorité et de développer son caractère. Elle est un jour ennuyée par un camarade pour un motif futile. Le jeune garçon ne sait visiblement pas à qui il a affaire. Marie Augustine le menace calmement, s'il ne la laisse pas immédiatement en paix, de le noyer dans le lavoir qui est proche de l'école. Le garçon éclate de rire et continue de plus belle, tandis qu'un groupe important d'enfants se forme autour des deux protagonistes. Décidée à mettre sa menace en application, probablement pourvue d'une force suffisante et excitée par l'altercation et les cris d'enfants qui attisent la dispute, Marie Augustine saisit le malheureux, le traîne et lui plonge longtemps la tête dans le lavoir ! Ce n'est qu'au moment où le garçon est proche de la noyade qu'une institutrice intervient, alertée par les cris des enfants, et lui tire de justesse la tête hors de l'eau. L'histoire ne dit pas quelle punition exemplaire fut imposée à notre grand-mère, mais Jean Renault estimait que si personne n'avait pu intervenir, sa mère n'aurait pas hésité à noyer réellement le garçon imprudent. Marie Augustine faisait ce jour-là, sans en mesurer les éventuelles conséquences, la démonstration d'un caractère ô combien déterminé et qui allait l'être un peu plus chaque jour.
La réussite scolaire des deux soeurs incite l'institutrice à leur proposer de préparer le concours d'entrée à l'école normale d'institutrices de St-Brieuc. Elles y seront admises l'une après l'autre, puis nommées dans le département à l'issue de leurs études.
Que ce soit sur un plan culturel, social ou même géographique, Louise et Marie Augustine vont se couper lentement et définitivement de la petite communauté rurale et bretonnante de Liscorno. Pour Guillaume Huet elles étaient devenues, selon son expression, des "filles de la ville".
A partir de 1900 environ, Louis Jean et Marie Reine Vitel se retrouvent seuls dans leur maison. Ils y passent une retraite sans grand souci. Louis achète son journal tous les matins, et lit les nouvelles en les traduisant à sa femme et aux amis. Au plus froid de l'hiver 1911, il décède. Il a 71 ans. La mort ne passe pas inaperçue. Les instituteurs de Lannebert, grands amis du défunt dont les filles sont des collègues et dont la carrière a été faite au service de la République, libère les enfants de l'école (dont Gu. Huet) pour assister aux obsèques.
C'est une occasion pour les deux soeurs de rendre une de leurs dernières visites à Lannebert et à leurs amis d'enfance.
Marie Reine, dont la santé s'affaiblit, ne reste pas à Liscorno et va s'installer chez sa fille Louise à St-Brieuc, rue Jobert de Lamballe dans le quartier St-Michel. C'est à l'hôpital de cette ville qu'elle décède en 1920. Elle est inhumée au cimetière St-Michel et non à Lannebert.
En 1921, les deux héritières vendent la maison de Liscorno [6]. En même s'éteint toute présence de la famille dans le Goelo qui avait constitué son berceau et qui avait constitué pendant des siècles son unique cadre de vie.
Les fêtes de Noël 1923 seront endeuillées par la mort accidentelle d'un parent. Le 23 décembre, alors que Joseph Louis COLLET, fils de "tante" Collet et filleul de Marie Augustine JEAN navigue en tant que second-maître à bord d'un ancien zeppelin allemand rebaptisé Dixmude depuis qu'il a été acquis par la France à la suite de la grande guerre, on apprend en lisant l'"Ouest Eclair" que le dirigeable est en difficulté au large de la Tunisie.
A l'angoisse fait suite la triste révélation : le Dixmude a disparu corps et biens en s'abîmant dans la Méditerranée au large de la Sicile. Le corps du commandant est retrouvé échoué le 29 décembre. Tout l'équipage, 36 hommes en plus du commandant et des officiers, presque entièrement constitué de jeunes gens de Paimpol, Ploubazlanec, Binic, a péri.
C'est peut-être pour les deux sœurs l'occasion d'une toute dernière visite à Liscorno. Mais Trémeur et Lannebert sont éloignés et les moyens de transport ne sont pas ce qu'ils sont aujourd'hui même si le petit chemin de fer départemental rend de fiers services en reliant sans trop forcer le chef-lieu de département au bourg de Lanvollon.
Chacune a ses occupations. Louise est directrice de l'école annexe de l'école normale d'institutrices où elle tente une expérience inspirée de Maria Montessori. Marie Augustine, qui a été peu de temps à la Vicomté-sur-Rance, est institutrice à Trémeur où elle s'est mariée à son collègue Jean-Baptiste Renault...
Les contacts avec les anciens amis de Liscorno finissent par s'interrompre définitivement, si ce n'est la présence d'une servante originaire du village et employée par Louise Jean pour tenir un intérieur à la hauteur de son rang social dans la petite bourgeoisie briochine.
Louise Mézec -c'est d'elle qu'il s'agit- habitait encore son village natal jusqu'à son décès en 2010. Sa contribution dans la rédaction de ce chapitre a été essentielle, et sa mémoire était encore emplie de souvenirs précis de la famille Jean.
[1] Abbé HELLIET, Notre-Dame de Liscorno en Lannebert, St-Brieuc 1905. La totalité de ce cantique se trouve dans cet ouvrage.
[2] J.DARSEL, Histoire de la paroisse de Lanvollon, Lanvollon 1968.
[3] La totalité de la gwerz de Marie Masson se trouve dans A.BOURGEOIS, Kanaouennoù Pobl, Paris 1959 édité par Kenvreuriezh Sonerien Paris.
[4] Son fils Jean étant enfant et ignorant le breton, comprenait « Venez voir Colleu » au lieu de « He neoa kollet [=elle avait perdu]». Emile Colleu était apparenté à son père Jean-Baptiste.
[5] Pierre LOTI, Pêcheur d'Islande.
[6] Tous les actes notariaux relatifs à cette maison sont déposés à l'étude de Maître Amicel, notaire à Plouha.