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O comme... Oubli

 

L'oubli nous guette tous. Le lien social et affectif que nous construisons chaque jour avec nos contemporains, amis, collègues, famille, partenaire, est éminemment éphémère.

 

Certains diront qu'il cesse au moment de notre grand départ des vivants, sans suite. D'autres penseront que ce lien et ce partage se poursuivent tant que nous en maintenons la mémoire.

 

Ainsi que l'aurait écrit Jean Cocteau :

 

"Le vrai tombeau des morts, c'est le cœur des vivants".

 

  • Reconstruire une mémoire

S'il est un objectif de la généalogie, pour ne pas dire sa vraie noblesse, c'est bien de créer, de développer et de maintenir la mémoire de personnes que nous n'avons pas connues mais qui ont participé, à des degrés très divers, essentiels ou négligeables, à ce que nous sommes aujourd'hui.

 

Le généalogiste sort ainsi de l'oubli, chaque jour, des ascendants lointains ou proches, leurs frères et sœurs, leurs cousins, leurs maisons, leurs villages, leurs métiers et leurs cultures, leur implication dans la vie sociale.

 

Construire cette mémoire, ou la reconstruire un ou deux siècles plus tard, c'est vouloir partager quelque chose d'un peu indicible.

 

Parfois, le généalogiste peut ressentir un appel du passé, un vrai appel, une force qui le prend par la main et qui le fait avancer dans la cicatrisation d'un oubli particulier, d'une blessure qui n'attendait que lui pour se refermer enfin.

"Nous trouvons dans l'arbre généalogique des endroits traumatisés , non digérés, qui cherchent indéfiniment à se soulager. De ces endroits sont lancées des flèches vers les générations futures. Ce qui n'a pas pu être résolu devra être répété et atteindre quelqu'un d'autre, une cible située une ou plusieurs générations plus loin". (Anne Berest, La Carte Postale, éd. Grasset, 2021).

 

  • Cette force qui vous prend par la main

J'ai sans doute reçu une des flèches évoquées par Anne Berest. Un après-midi d'avril 2023, je me surprends à conduire une recherche sans but apparent sur une famille cousine de la mienne, les MORLAIS de Guingamp.

Mes ascendants sont les MORLAIS de Brest, et non leurs cousins de Guingamp.

 

A plusieurs reprises, je crois perdre mon temps. Il fait beau dehors, j'ai des livres à lire, des plantes à tailler, des photos à faire... Mais je poursuis malgré moi, sans pouvoir me fournir à moi-même d'explication rationnelle.

 

Une force me pousse visiblement dans une bien mystérieuse recherche, jusqu'à la découverte de Delphine MORLAIS, cousine issue de germains de ma grand-mère Marie MORLAIS. Delphine, une femme dont personne ne m'avait parlé. Qui est-elle, pour m'appeler ainsi à sa recherche ?

 

Jamais je n'explore la descendance des cousines et des cousins. A ce petit jeu-là, on risque d'explorer l'Humanité entière et de manquer de temps pour le faire !

 

Et pourtant, je continue à explorer la descendance d'une branche cousine en me demandant bien quelle force m'y oblige.

 

  • Un martyre oublié durant 80 ans

A l'issue de ma recherche, je découvre donc Delphine, mais aussi et surtout son destin tragique.

 

Née à Guingamp (Côtes-du-Nord) en 1889, deux enfants mort-nés en 1913 puis en 1917, veuve d'Auguste LE GALL mort de ses blessures à la guerre en 1917, elle ne se remarie pas et vit de son activité de couturière puis de marchande foraine dans sa ville natale.

 

Je n'aurais pu comprendre le drame de Delphine sans l'aide précieuse de Mireille et de Maryse, petites-filles de son amie Léontine, elle aussi arrêtée, déportée et assassinée à Ravensbrück par la barbarie nazie.

 

Delphine LE GALL-MORLAIS est arrêtée chez elle à Guingamp par la police de Vichy en août 1943. Quarante autres Résistants sont également embarqués, tabassés, emprisonnés à Saint-Brieuc, à Rennes puis au fort de Romainville.

 

A l'issue d'un traitement insoutenable, Delphine et ses camarades du PC clandestin sont envoyés en mars 1944, par train à bestiaux, au camp de concentration de Ravensbrück. Elle n'en reviendra pas.

 

Delphine meurt gazée le 19 février 1945, à un moment où Guingamp et toute la France sont déjà libérées, à quelques semaine seulement de la libération du camp de concentration par l'armée rouge.

 

  • Un total oubli familial

"LE GALL née MORLAIS Delphine"

Monument aux morts de la 2nde Guerre Mondiale, Ville de Guingamp (photo JMR 2024)

[cliquer pour agrandir]

 

De cette tragédie, je ne trouve rien auprès des autorités. Absente de Mémoire des Hommes, sans réelles archives, ou si peu, au Service Historique de la Défense de Caen, Delphine reste en mémoire de quelques historiens de la Déportation et de descendantes de son amie Léontine, mais absente de la "mémoire institutionnelle".

 

Elle est oubliée par la République, son action de Résistance est imprécise et brièvement résumée dans quelques notes qui ont, au moins, le mérite de maintenir une mémoire ténue.

 

Elle a été entièrement oubliée de sa famille.

 

Il ne semble pas que Delphine, veuve, sans parents et sans enfants, ait été attendue par sa propre famille ni par quiconque à la Libération, à l’exception de son frère Edouard.

 

Aucun ne paraît avoir pu, ou voulu, entamer des démarches de reconnaissance officielle après la guerre. Pire : un jugement de 1946 la déclarant morte en déportation à Ravensbrück ne donne pas lieu à une transcription, pourtant obligatoire, dans les registres des décès de la Ville de Guingamp.

 

Pour dire les choses plus simplement : Delphine n'est même pas reconnue morte, puisqu'aucun acte ne l'atteste ! Ignorer sa mort : il semble difficile d'oublier plus fortement et plus complètement le parcours de vie et le destin tragique d'une femme, pourtant morte pour avoir agi pour la paix et la justice...

 

  • Résister contre 80 ans d'oubli

Plusieurs historiens de la Résistance avaient malgré tout mentionné Delphine LE GALL-MORLAIS dans divers ouvrages. Qu'ils en soient infiniment remerciés, car sans eux ma découverte récente de Delphine n'aurait pas trouvé de sens.

 

Grâce à eux, Delphine a vu son nom gravé sur le monument aux morts en déportation de la Ville de Guingamp.

 

En 2011, un historien costarmoricain avait tenté de relancer la dynamique de reconnaissance et avait obtenu un nouveau jugement qui, lui, avait enfin conduit à la rédaction d'un acte de décès. Un décès reconnu 66 ans après le drame...

 

Mais la démarche s'étant alors arrêtée là, cet acte de décès ne déboucha hélas pas sur une reconnaissance officielle : Delphine était morte, certes, mais ni pour la France, ni en déportation.

 

Ce que sa famille n'avait pas fait après la guerre, et que les historiens n'avaient que partiellement obtenu, je tente aujourd'hui de le réaliser.

 

A ma demande et avec l'aide bienveillante d'historiens et d'associations, Delphine a enfin été reconnue Morte pour la France en août 2024, 79 ans après son calvaire, 18 mois après que j'en ai fait la découverte.

 

Elle sera prochainement reconnue Morte en déportation, reconnaissance ultime de son action pour la liberté et la lutte contre l'occupant, 80 ans après son assassinat.

 

 

Delphine, la Déportée sans visage. Monographie JMR 2024.

 

  • Epilogue provisoire...

A celles et ceux qui se demandent encore aujourd'hui quel peut être l'apport de la généalogie dans la compréhension de notre quotidien, j'espère avoir ici partiellement répondu.

 

Si, aujourd'hui, Delphine LE GALL-MORLAIS sort enfin d'un oubli de la République qui aura duré 80 ans, nous le devons sans doute pour beaucoup à cet "appel généalogique" initialement dépourvu de sens, cette "flèche" d'une génération vers une autre, ce lien invisible qui nous unit.

 

En Histoire, les chemins de découverte sont divers et sinueux. Assurément, la recherche généalogique en est un parmi d'autres, et pas des moindres.

 

La découverte inattendue de Delphine m'a désormais investi d'un devoir nouveau, celui de la faire connaître et de m'assurer qu'elle soit définitivement sortie de l'injustice de l'oubli. Affaire à suivre...

 

 

 

Jean-Marie Renault

 

 

 

 

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Commentaires: 6
  • #1

    VERONIQUE ESPECHE (lundi, 18 novembre 2024 09:06)

    Une magnifique définition de la généalogie

  • #2

    Joelle (lundi, 18 novembre 2024 09:17)

    On a envie de lire la brochure photographiée...Beau travail de mémoire familiale

  • #3

    MEURTIN EVELYNE (lundi, 18 novembre 2024 09:21)

    Très beau récit..... Une pensée à tous ceux qui sont tombés pour rien sous le joug nazi afin que leurs noms ne tombent pas dans l'oubli et qu'ils restent éternellement dans notre mémoire collective .....

  • #4

    Marthe (lundi, 18 novembre 2024 15:59)

    Quel texte magnifique.
    Merci

  • #5

    Françoise Villechenoux (lundi, 18 novembre 2024 21:49)

    Très émouvant et magnifique
    Et oui grâce à la généalogie on découvre parfois des faits auxquels on n'aurait jamais pensé qui vont "nous prendre la tête " jusqu'à ce que l'on trouve et que l'on se dise, ça valait vraiment le coup

  • #6

    Frédérique (jeudi, 21 novembre 2024 13:39)

    Très émouvant, grâce à ce travail, le O comme oubli se transforme en R comme reconnaissance pour cette femme qui a donné sa vie pour nous tous

(c) Jean-Marie Renault, 2008-2024

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