Fleur de lin (photo JMR 2024)
Depuis le milieu du XVIIème jusqu'à la révolution industrielle du XIXème siècle, la fabrication des toiles prend une place importante dans l'économie européenne. Elle alimente notamment en voiles les flottes croissantes des pays maritimes, tels que les Pays-Bas, l'Angleterre, l'Espagne et la France.
En France, parmi les provinces les plus dynamiques dans la confection et le commerce des toiles se trouvent notamment la Bretagne et l'Artois. Pour cette raison, l'histoire de la famille, durant le XVIIIème siècle, est assez souvent liée à celle de l'économie de la toile.
Parmi les bassins économiques les plus actifs en Bretagne se trouve celui du Trégor et du Goëlo, entité sociale et linguistique dénommée souvent Trégor-Goëlo.
Lanvollon, dans le bassin de vie de mes ascendants, constitue durant le XVIIIème siècle un marché linier réputé.
Le lin, de la graine à la filasse, constitue une source importante de recettes comme en témoigne un arrêté promulgué en 1725 :
« (…) les droits qui se lèvent sur toutes sortes de marchandises de la ville de Pontrieux, au passage du pont et au havre de la ville (…) des marchands de chanvre, lin et filasse : 6 deniers ; au passage du pont, le cheval chargé paie 3 deniers, le baril de graines de lin : 6 deniers (…) Au port et havre de Pontrieux, on perçoit pour droit d'entrée et de sortie, par cent de toutes marchandises comme chanvre, lin (…) 4 deniers 2».
(Inventaire sommaire des Archives des Côtes du Nord, série E, vol.4, liasse 2581, cité par G. Massignon, op. cité).
Champ de lin (photo Maxime Coquard in Le lin sophistiqué)
Les métiers correspondant à l'exploitation du lin sont nombreux : cultivateurs, teilleurs, fileuses et filandières, marchands de fil, tisserands et linatiers, marchands de toile.
A une époque non mécanisée, la culture du lin et la confection du fil sont des activités pénibles qui requièrent une main d’œuvre considérable.
On ne fauche pas le lin mais on tire dessus par poignées entières pour l'arracher avec ses racines, riches en fibres. Toute la famille, les voisins et les amis sont mobilisés.
Le rouissage qui suit la récolte est aussi une tâche difficile pour tous : il faut immerger les plants en immenses brassées dans la rivière, suffisamment longtemps afin qu'un début de fermentation commence à dissocier les fibres, puis les étendre sur les champs pour parachever la putréfaction de tout ce qui n'est pas fibreux ou coriace.
Des rinçages fréquents sont nécessaires. Les eaux du Leff, rivière qui séparent le Trégor du Goëlo sont alors fortement sollicitées et il règne lors de ces opérations dans les prairies et près de la rivière une odeur pestilentielle de beurre rance.
Le Leff, peinture de Maurice Bernard
Une fois le rouissage achevé, la tâche n'est pas finie pour autant. Il reste à se débarrasser des écorces afin de ne conserver que la fibre intérieure des tiges et des racines : tel est le but du teillage.
Cette activité jouit, au moins en Bretagne, d'un statut un peu particulier. Elle est plus noble que les précédentes et donne l'occasion de se réunir en groupes et de se raconter des histoires et des contes. Il s'agit surtout un travail d'hommes.
Le teillage est généralement réalisé en groupe et donne lieu à des échanges d'anecdotes et de contes entre participants lors de "teilhadegoù", ou veillées de teillage.
Geneviève Massignon a réalisé au milieu du XXème siècle la collecte d'une trentaine de ces contes des teilleurs de lin du Trégor, publiés dans leur version française (G. Massignon, Contes traditionnels des teilleurs de lin du Trégor, éd. Picard, Paris 1965).
Durant ces veillées trégoroises qui se déroulaient le soir entre familles voisines, les hommes maniaient le maillet (mailh, en breton) ou la broie (bre) pour séparer les écorces (arak) et les étoupes (stoup) de la filasse, les enfants leur passaient les poignées de lin prêtes à être broyées, et les femmes s'occupaient à filer la filasse pour en tirer le fil avec un rouet (nejenn) semblable à celui des cordiers. Et chacun disait son conte, tout en travaillant.
Il ne reste aujourd'hui pas de trace familiale des contes et légendes du Trégor et du Goëlo que pouvaient se raconter mes propres ascendants, mais il est probable qu'ils reprenaient les thèmes proches de Al louarn bihan (Le petit renard), Ar pinter (Le voleur de géant), Ar menez du (La montagne noire) ou Fañchig, paotr al lapined (Petit François, le gars aux lapins) encore contés dans les années 1950.
La dernière tâche consiste à filer le lin afin de le tisser. Ce travail était réservé aux femmes, les filandières, qui sont nombreuses dans la famille. Elles assuraient une grande partie du commerce local de fil et alimentaient les tisserands.
Lorsque le fil de lin était prêt, il restait alors à le tisser pour en faire de la toile. Les tisserands sont nombreux au XVIIIème siècle en Trégor et Goëlo, au sein des mes ascendants.
L'activité linière traditionnelle survivra jusque vers 1840, avec l'arrivée de la mécanisation et du tissage industriel, notamment dans le Nord de la France, et avec l'émergence de la marine à vapeur.
Toile de lin
Dans le Trégor et le Goëlo, mes ascendants (familles JEAN, VITEL, OLLIVIER,...) sont particulièrement nombreux à vivre de l'économie du lin, même si le centre de l'activité linière est désormais situé plus au sud (Quintin, Uzel).
Localisation de Lannebert (Goëlo, diocèse de Saint-Brieuc),
Gommenec'h et Goudelin (Trégor, diocèse de Tréguier) [cliquer pour agrandir].
Ces trois localités sont situées de part et d'autre du Leff,
à l'est (Goëlo) et à l'ouest (Trégor).
Ainsi, au moment de leur mariage à Gommenec'h en 1796, mes aïeux Louis JAN dit Blez (1776-1849) et Marie Jeanne LE ROHAN (1776-1827) sont respectivement tisserand et filandière.
Yves LE ROHAN (1755-1804), le père de Marie Jeanne, est lui-même tisserand. Sa propre mère, Elizabeth JEGOU (1730-1792) était également filandière.
Un inventaire de l'ascendance de ma grand-mère Augustine JEAN, née à Lannebert (Côtes-du-nord) en 1877 conduit à la liste suivante :
Filandières :
Tisserands :
Marchands de lin et linatiers :
L'arbre ascendant de ma grand-mère est ainsi particulièrement marqué par la présence des métiers du lin (7 personnes sur 4 générations, cliquer pour agrandir) :
Il ne reste rien, ou si peu, aujourd'hui dans le Trégor d'une activité qui a nourri des dizaines de milliers d'habitants du XVIIème siècle à la moitié du XIXème.
La chute rapide des besoins en voile avec l'apparition de la marine à vapeur, la concurrence due à la mécanisation des filatures du Nord et de l'étranger ont eu raison, en quelques dizaines d'années seulement, d'une activité de plusieurs siècles.
Cette baisse d'activité, sans emplois alternatifs, a plongé le Goëlo dans une grande pauvreté et accéléré le départs des jeunes vers les villes. Parmi mes ascendants se trouvent plusieurs mendiants, anciens travailleurs du lin, âgés et sans activité.
Jean-Marie Renault
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